Rencontre avec Marie Le Moigne

Rencontre avec Marie Le Moigne

“EDEN”, le premier ouvrage photographique de Marie Le Moigne, est désormais disponible chez CORRIDOR ELEPHANT. Nous avons eu le plaisir de lui poser quelques questions à cette occasion.

Cette série de photographies argentiques vise à explorer le concept de l’intimité. L’idée est d’inviter le spectateur ou la spectatrice à pénétrer dans un monde mystérieux où les paysages, la géographie du corps et les histoires personnelles se rencontrent. La notion de « jardin d’Eden » évoque un espace privé et caché, un monde intérieur.
SENSIBLE – FÉMININE – MYSTÉRIEUSE & INTIME
« Eden » s’inscrit dans le prolongement de mes précédents travaux photographiques (« De l’autre côté du Miroir »). En effet, le corps féminin est omniprésent dans mes images. Les territoires intimes montrent des indices corporels, des fragments d’énigmes, une géographie intérieure. Le délire féminin est associé au concept d’hystérie. Le rêve et la réalité se confondent. Dans une atmosphère entre huis clos et errances extérieures, un personnage féminin habite l’espace intemporel. L’attente. Le temps est suspendu. C’est une sorte de journal intime rendu public. Je cherche à créer un univers poétique et atemporel. Empreints d’abstraction, je me situe dans une temporalité indéfinie, le corps se manifeste tel un spectre, un fantôme.

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Le titre « Eden » évoque un espace privé et caché. Comment as-tu choisi ce titre et en quoi reflète-t-il le contenu de ton ouvrage ?
Le titre « Eden » est né de mon désir de symboliser un lieu de sérénité et de mystère, où l’intimité se manifeste pleinement. J’ai voulu que ce mot évoque une sorte de sanctuaire, un espace à la fois personnel et universel, où les spectateurs peuvent se perdre et se retrouver. Mes photographies, en noir et blanc, jouent sur les contrastes et les nuances pour révéler des fragments de cet espace caché, invitant à une exploration introspective et poétique. « Eden » encapsule parfaitement cette dualité de la protection et de la révélation, et reflète mon intention de créer un dialogue entre le visible et l’invisible, le tangible et l’imaginaire.


La notion de « jardin d’Eden » est souvent associée à un paradis originel. Comment interprétes-tu cette idée dans ton travail et quels aspects de l’intimité as-tu voulumettre en lumière ?
« Eden » est une métaphore de l’origine, de la création et du lien entre la nature et le corps. Cette idée de « paradis originel » me permet de plonger dans une exploration de l’intimité comme une quête de vérité intérieure. L’aspect biblique, récurrent dans mes créations, sert de cadre symbolique pour aborder un thème qui me tient à cœur, comme la recherche de soi. J’ai cherché à révéler l’intimité sous un prisme sacré et naturel, où le corps devient simultanément un espace et un paysage. Dans mes œuvres, le corps se présente à la fois comme un sanctuaire et un lieu de contemplation et de transformation. Cette exposition du corps renvoie à un état natif, antérieur à la pudeur et aux cicatrices de l’existence. Ainsi, le corps s’intègre harmonieusement au paysage, tandis que la nature s’étend pour devenir une prolongation du corps.

Ton livre combine des paysages, la géographie du corps et des histoires personnelles. Comment as-tu intégré ces éléments pour créer un monde mystérieux et intime ?
Les photographies semblent suspendues dans le temps, évoquant une dimension atemporelle où passé, présent et futur se confondent. Le choix du noir et blanc renforce la qualité nostalgique et intemporelle des images. Cette absence de temporalité permet au spectateur de se projeter dans un espace mental où les souvenirs et les rêveries se rencontrent.


La photographie est un médium puissant pour capturer l’intimité. Quelles techniques ou approches photographiques as-tu utilisées pour transmettre ce sentiment de proximité et de mystère ?
En ce moment, je lis un livre de Marion Grébert « Traverser l’invisible » à propos du travail photographique de Francesca Woodman et de Vivian Maier. Ce livre est une révélation, car j’y trouve mes propres clefs de lecture de ma pratique. « Ces femmes photographes concèdent à rendre leur propre figure visible » (p.25).
Lorsque je photographie, j’y vais avec mon instinct, mon âme, c’est comme un souffle, une respiration vitale. Les moments de prise de vue ne sont pas millimétrés/calculés. C’est pourquoi, je pense, qu’il en ressort quelque chose de parfois insaisissable.
De plus, d’un point de vue technique, ce qui caractérise cette série, c’est l’utilisation de pellicules 35mm et 120mm spécifiques provenant de Film Washi, la plus petite entreprise de production de supports photographiques, fondée en 2013 et basée en Bretagne. Washi propose une large gamme de pellicules aux rendus uniques et hors normes, chaque film étant sensibilisé manuellement, ce qui rend chaque pellicule unique, c’est le côté aléatoire et expérimental qui m’intéresse dans ces pellicules. Pour cette série, j’ai utilisé plusieurs de ces pellicules, notamment le film W – 25 ISO en 120mm. Il s’agit d’un film orthochromatique sur papier Kozo. Ce film est très singulier, très fin et fragile, car couché à la main sur un papier fabriqué au Japon. L’irrégularité et les variations du film/papier ajoutent du mystère et de l’abstraction, renforçant l’atmosphère insaisissable, onirique et intime d’ « Eden ».

Peux-tu nous partager une anecdote ou un moment particulier lors de la création de ce livre qui a marqué ton exploration de l’intimité ?
Eden a été produite en 2023, une année difficile pour moi puisque marquée par une erreur médicale engendrant des problèmes de santé qui m’ont beaucoup affectée. Cette erreur a décuplé mon trouble anxieux déjà présent depuis des années. Tous ces éléments sont significatifs pour moi puisque la pratique de la photographie m’a permis de « rester à la surface » lorsque mon corps et mon esprit n’allaient pas bien. L’ambiance évanescente se traduit presque comme une échappée du monde réel.

Quels artistes ou œuvres ont influencé ton travail sur « Eden » ? Y a-t-il des références spécifiques que tu as trouvées particulièrement inspirantes ?
Eden fait suite à la série « De l’autre côté du miroir » exposée à Nuit Blanche 2023 aux Buttes Chaumont à Paris. Le miroir, la traversée du miroir fait référence à l’ouvrage de Lewis Carroll dans lequel Alice traverse un territoire pour atteindre un monde renversé.
C’est cela que je cherchais peut-être inconsciemment, une traversée, une échappée du monde réel. J’invite à voir au-delà de l’impression immédiate et à interpréter la réalité sous un nouvel angle plus sensible. Atteindre un monde onirique, proche du rêve dans lequel les contours se dissolvent, où le corps se confond dans le décor intemporel et naturel.
Je suis en effet inspirée par la littérature, comme aussi les œuvres de Marguerite Duras.
J’écris et construis mes séries photographiques comme des poèmes visuels. La question du langage m’intéresse particulièrement, ainsi que le langage du corps et l’espace qu’il habite, son environnement. Comment le corps habite-t-il l’espace ? Quelle trace laisse-t-il derrière lui et dans la nature ? Quelles empreintes ?

Comment espères-tu que les lecteurs réagissent à ton livre ? Quel impact souhaits-tu qu’il ait sur leur perception de l’intimité ?
Le livre est une invitation à la contemplation, à entrer dans cet univers hors du temps et de l’espace. C’est comme un moment de pause/pose, un moment suspendu dans le quotidien. « Eden » invite à une réflexion et à une interprétation personnelle, transformant la réalité en un espace de découverte et de mystère. Le silence, l’intemporalité et la pureté s’en dégagent. Je souhaite plonger le spectateur-rice – lecteur-rice dans un univers à la frontière entre le rêve et la réalité, dans un dialogue entre le paysage et le corps. C’est en effet à travers une recherche de l’identité mêlée au tumulte du monde que les images du corps écrit, nu, sans apparat se dévoilent. Je m’interroge sur les liens poétiques s’unissant entre l’être féminin et la nature. Les visuels subissent les assauts de la nature et le corps, quant à lui, subit les griffures du temps et de son écriture. J’utilise la matière brute, organique et corporelle comme une écriture.

« Eden » est publié chez Corridor Elephant. Peux-tu nous parler de ta collaboration avec cette maison d’édition et de leur rôle dans la réalisation de ton livre ?
En décembre 2023, j’ai rencontré Fabienne Siegwart lors des Rencontres Photographiques de Boulogne-Billancourt. Elle m’a invitée à prendre contact avec Corridor Éléphant et c’est à partir de cette rencontre que le projet du livre a commencé. Les échanges avec l’éditeur se sont enchaînés, puis, rapidement, la campagne de financement participatif s’est mise en place. C’était un vrai challenge pour moi de me lancer dans ce type de projet. Cette expérience m’a sortie de ma zone de confort. J’ai appris beaucoup de choses, notamment sur la communication de projet. Je remercie d’ailleurs chaleureusement Corridor Éléphant pour leur confiance, soutien et accompagnement.

Quels sont vos projets futurs après la publication de « Eden » ? Envisages-tu d’explorer d’autres thèmes ou de continuer à approfondir le concept de l’intimité dans ton travail ?
J’ai travaillé le mois dernier avec une autre éditrice sur un autre projet de livre d’artiste. Je suis très enthousiaste car le domaine de l’édition est à la base mon cœur de formation. En effet, mon master en typographie et vidéographie à l’ERG – Bruxelles en design éditorial complète mon travail sur l’image. J’aime mettre en relation la page, les mots et les images que ce soit dans l’espace intime du livre comme dans l’espace public du white cube.
L’écriture a toujours été importante pour moi. J’y consacre une place importante dans ma pratique. J’aimerai également pouvoir exposer cette série afin de la donner à voir d’une autre manière, la rendre plus immersive dans un contexte d’exposition.
Je pense que le thème de l’intimité sera toujours présent dans ma pratique. Autour de ça, les thèmes que j’explore résonnent aussi avec : la folie, la psychanalyse, la féminité, le corps, les organes, la nudité, l’intime, la religion, la mélancolie… Comme je l’expliquais plus haut, la photographie est comme une thérapie pour moi, elle est vitale. Parfois, à fleur de peau, les figures sont presque toujours féminines, telles des autoportraits racontant une histoire où le temps est suspendu. Dans mes images, la fragilité devient une force, une forme d’expression qui caractérise ma recherche visuelle.

Le site de Marie Le Moigne : marielemoigne.com

Et celui de CORRIDOR ELEPHANT : www.corridorelephant.com

christophe